Il faut rappeler ici qu’en ce qui concerne les realia des documents écrits en linéaire B les travaux de Killen sont de la plus haute importance ; je n’hésite même pas à dire qu’ils sont reconnus comme les meilleurs dont nous disposons. Pour la question qui nous intéresse, l’argumentation de Killen s’appuie sur le fait que la série C de Cnossos, caractérisée par des idéogrammes d’animaux, comporte en tout et pour tout deux formes de latif en -de, à savoir notre e-wo-ta-de en C (1) 901 et a-ka-wi-ja-de en C (2) 914. Ce dernier mot — lui aussi un hapax — a été interprété, dès l’époque du déchiffrement, comme un toponyme /᾽Αχαιϝίyᾱν-δε/, identique — sinon pour la désignation, du moins pour la forme — au nom de région connu au premier millénaire sous les formes Ἀχαιΐη dans l’ionien d’Hérodote et Ἀχαΐᾱ en attique (Thuc. +) : il s’agit de l’« Achaïe », nom qui désigne soit la partie du Péloponnèse qui borde le golfe de Corinthe (Hdt. 1.145, etc.), soit l’Achaïe Phthiotide, au sud de la Thessalie (Hdt. 7.173, etc.). Mais Killen fait valoir que dans les archives mycéniennes les toponymes au latif en -δε désignent normalement des lieux où sont envoyées des offrandes, en l’occurrence des animaux (ovism 50, capm 50) destinés à être sacrifiés ; il considère, dans ces conditions, que voir ici le nom d’une région n’est guère satisfaisant et propose une interprétation alternative [22] :
3. Il vaut la peine de confronter les données mycéniennes à celles des poèmes homériques ; car il se pourrait que, comme souvent, elles s’apportent un éclairage mutuel, et je me propose de montrer que c’est bien le cas ici. Au premier millénaire, les attestations les plus anciennes du mot ἑορτή se trouvent — je l’ai déjà signalé au début de la présente étude — dans deux passages de l’Odyssée. Le premier se situe au chant XX, lorsqu’Euryclée donne aux servantes des ordres pour préparer la grand-salle du palais en prévision de la fête qui doit se tenir à Ithaque (v. 155–156) [33] :
ἀλλὰ μάλ’ ἦρι νέονται, ἐπεὶ καὶ πᾶσιν ἑορτή.
Les commentateurs d’Homère nous apprennent que la fête en question était une fête en l’honneur d’Apollon de la nouvelle lune (Νεομήνιος), qui s’appellait donc la « fête des Νεομήνια », bien que ce terme ne figure pas dans le texte homérique [34] . La phase initiale de cette fête est décrite avec précision aux v. 276–278 :
ἦγον· τοὶ δ’ ἀγέροντο κάρη κομόωντες Ἀχαιοὶ
ἄλσος ὕπο σκιερὸν ἑκατηβόλου Ἀπόλλωνος.
Passage d’où il ressort que la fête en question avait aussi une autre dénomination, à savoir la « fête des Ἑκατόμβοια » [35] . Cette fête, on le voit, est un « rassemblement des Achéens » — le mot ἀγέροντο du v. 277 fait évidemment écho à πᾶσιν au v. 156 —, ce qui s’explique par le fait bien connu que tout au long de l’Odyssée les habitants d’Ithaque sont normalement appelés Ἀχαιοί, dans ce passage comme déjà au début du poème (1.88–92) :
μᾶλλον ἐποτρύνω, καί οἱ μένος ἐν φρεσὶ θείω,
90 εἰς ἀγορὴν καλέσαντα κάρη κομόωντας Ἀχαιοὺς
πᾶσι μνηστήρεσσιν ἀπειπέμεν, οἵ τέ οἱ αἰεὶ
μῆλ’ ἁδινὰ σφάζουσι καὶ εἰλίποδας ἕλικας βοῦς.
Programme effectivement mis en œuvre (1.272–273) :
μῦθον πέφραδε πᾶσι, θεοὶ δ’ ἐπὶ μάρτυροι ἔστων.
Et encore, dans le même sens (1.394–395) :
πολλοὶ ἐν ἀμφιάλῳ Ἰθάκῃ, νέοι ἠδὲ παλαιοί.
Et toujours (1.400–401) :
ὅς τις ἐν ἀμφιάλῳ Ἰθάκῃ βασιλεύσει Ἀχαιῶν.
Le second passage où apparaît le mot ἑορτή se situe au chant XXI, lorsqu’Antinoos essaie d’inciter Eurymaque à remettre à plus tard le jeu de l’arc (v. 258–262) :
ἁγνή· τίς δέ κε τόξα τιταίνοιτ’; ἀλλὰ ἕκηλοι
260 κάτθετ’· ἀτὰρ πελέκεάς γε καὶ εἴ κ’ εἰῶμεν ἅπαντας
ἑστάμεν· οὐ μὲν γάρ τιν’ ἀναιρήσεσθαι ὀΐω,
ἐλθόντ’ ἐς μέγαρον Λαερτιάδεω Ὀδυσῆος.
La fête comporte, selon l’usage, des réjouissances et des repas qui rassemblent les participants aux festivités. Mais ce soir-là les réjouissances seront d’un type bien particulier, comme il ressort des paroles que prononce Ulysse à la toute fin du même chant XXI, juste avant de déclencher le massacre des prétendants (v. 428–430) :
ἐν φάει, αὐτὰρ ἔπειτα καὶ ἄλλως ἑψιάασθαι
430 μολπῇ καὶ φόρμιγγι· τὰ γάρ τ’ ἀναθήματα δαιτός.
ἡδύ τε καὶ μενοεικές, ἐπεὶ μάλα πόλλ’ ἱέρευσαν·
δόρπου δ’ οὐκ ἄν πως ἀχαρίστερον ἄλλο γένοιτο,
οἷον δὴ τάχ’ ἔμελλε θεὰ καὶ καρτερὸς ἀνὴρ
θησέμεναι· πρότεροι γὰρ ἀεικέα μηχανόωντο.
3) Dans les nodules de Thèbes, les animaux destinés à être sacrifiés sont ordinairement qualifiés de i-je-ro (TH Wu 66, 86, 87) /hιyερός, -οί/ ou i-je-ra (Wu 44) /hιyερά/ « sacré(s), consacré(s) », mais on trouve aussi à deux reprises la mention po-ro-e-ko-to, qui s’applique à des ovins (Wu 67 ovism) et à des caprins (Wu 92 capm). L’interprétation la plus plausible de ce mot est d’y voir, avec V. Aravantinos, l’adjectif verbal /προhεκτός, -οί/ du verbe προhέχω (Il. +) « présenter, offrir » et de considérer qu’il s’agit ici d’animaux « présentables », c’est-à-dire bons à être sacrifiés et consommés. Dans une étude déjà ancienne [42] , j’ai cherché à montrer que cette analyse trouvait un appui décisif dans un passage du début du chant III de l’Odyssée, qui décrit le grand sacrifice offert par les habitants de Pylos au dieu Poseidon (v. 4–8) :
5 ἷξον· τοὶ δ’ ἐπὶ θινὶ θαλάσσης ἱερὰ ῥέζον,
ταύρους παμμέλανας, ἐνοσίχθονι κυανοχαίτῃ.
ἐννέα δ’ ἕδραι ἔσαν, πεντηκόσιοι δ’ ἐν ἑκάστῃ
εἵατο, καὶ προὔχοντο ἑκάστοθι ἐννέα ταύρους.
5. Je signale, pour conclure, que l’association du lexème ἐϝορτᾱ́ et d’un nom de fête au neutre pluriel en -ια que nous avons constatée dans les tablettes de Cnossos a un beau prolongement dans le célèbre texte d’Hérodote relatif aux Ioniens (1, 147–148) :
Il s’agit des douze villes ioniennes mentionnées aux chapitres 142 et 145, et la remarque sur la finale des noms des Perses est une allusion au chapitre 139. Les Ioniens dont il est question ici sont ceux qui habitent l’Asie Mineure, et à qui appartient le Πανιώνιον (ch. 142) : ce mot désigne l’endroit où ils se réunissent (ch. 141 : συνελέγοντο ἐς Πανιώνιον), qui est un sanctuaire (ch. 143 ἱρόν … τῷ οὔνομα ἔθεντο Πανιώνιον). Ainsi que nous le savons tous, notre ami Doug a dit l’essentiel sur cette fête des Panionia dans son magnum opus [43] , et il est donc inutile de s’attarder sur ce point.
École pratique des Hautes Études, Section des sciences historiques et philologiques, Paris
Institut de France (Académie des Inscriptions et Belles-Lettres)
courriel : charles.de_lamberterie@sorbonne-universite.fr
BIBLIOGRAPHIE
DMic : Francisco Aura Jorro, Diccionario Micénico, Madrid, Consejo Superior de Investigaciones Científicas. I, 1985 ; II, 1993.